La Commission européenne et son ambition géopolitique. Cas pratique face à trois grands pays voisins
Bulletin : Futuribles juillet août 2025
01 juillet 2025
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pp.87-96
À la fin de son premier mandat en 2019, Ursula von der Leyen a affiché l’ambition de donner à la Commission européenne un rôle géopolitique majeur, ambition devenue urgente dans un contexte mondial bouleversé par la guerre en Europe, le retour de Donald Trump et sa politique protectionniste, ainsi que la crise au Moyen-Orient depuis les attaques du 7 octobre 2023 et les représailles israéliennes. L’Union européenne (UE) doit clarifier sa dynamique d’extension et réévaluer ses relations avec ses périphéries, en particulier trois grands voisins : le Royaume-Uni, la Turquie et la Russie.
Ces trois pays partagent plusieurs caractéristiques : ambitions géopolitiques souvent en contradiction avec l’UE, nationalisme incompatible avec une Union toujours plus étroite, et souverainisme mal pris en compte par Bruxelles. L’UE n’a pas encore su inventer un modèle de relations mutuellement positives avec eux, oscillant entre adhésion impossible et association peu productive.
Royaume-Uni : Après le Brexit, le Royaume-Uni s’est éloigné de l’UE, perdant les avantages de son statut semi-detached et se retrouvant plus distant que la Turquie, qui reste dans l’union douanière. Les liens avec le Commonwealth se sont affaiblis, et la relation privilégiée avec les États-Unis est fragilisée par la politique de Donald Trump. En 2023, les échanges de biens du Royaume-Uni avec les États-Unis ne représentaient que 12,2 % du total, contre 51,8 % avec l’UE, soulignant la nécessité d’un « reset » avec l’Europe. Malgré la priorité affichée par le Premier ministre Keir Starmer pour Washington, la réalité économique impose un rapprochement avec l’UE.
Le Trade and Cooperation Agreement (TCA) de décembre 2020 et le Windsor Framework de février 2023 encadrent les relations, mais les négociations restent permanentes, notamment sur la pêche, la gestion commerciale et la mobilité des étudiants, affectée par les politiques anti-migrations britanniques. En matière de politique étrangère et de défense, l’UE et le Royaume-Uni partagent des priorités (état de droit, respect des traités, soutien à l’Ukraine) et la coopération bilatérale, notamment avec la France, est à renforcer. Toutefois, une participation britannique accrue aux projets européens sera complexe, compte tenu de la forte coopération Londres-Washington. La perspective d’un pacte UE-Royaume-Uni de défense et de sécurité est envisageable, mais dans un cadre restreint.
Turquie : La Turquie, combinant panislamisme et panturquisme, mène une politique étrangère agressive, marquée par des violations du droit international (création de zones économiques exclusives en contradiction avec la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, occupation de Chypre et de zones en Syrie et en Irak). Elle s’est dotée d’une industrie militaire performante, notamment dans les drones. L’UE est restée passive face à la suspension des négociations d’adhésion, au chantage migratoire (11 milliards d’euros versés à la Turquie pour retenir les migrants syriens), et aux agressions turques en Méditerranée orientale en 2020, refusant de suspendre l’union douanière.
L’union douanière, en place depuis 1996, apporte des bénéfices commerciaux importants, mais son extension au secteur des services et des marchés publics est bloquée par des questions d’état de droit et de visas. L’UE doit s’interroger sur les effets de cet accès privilégié, notamment la délocalisation d’emplois vers la Turquie. La gestion des migrations, bien que coûteuse et controversée, pourrait devenir un sujet d’intérêt commun. L’UE compte plus de trois millions de résidents d’origine turque, dont l’intégration reste un enjeu. L’adhésion de la Turquie à l’UE n’est pas envisageable, surtout avec une population prévue de 89 millions d’habitants d’ici 2030, ce qui en ferait potentiellement le pays le plus peuplé de l’UE et risquerait de déséquilibrer l’ensemble. L’après-Erdogan doit être anticipé pour éviter la résurgence d’une utopie d’adhésion.
Russie : La Russie, forte de ses 17 millions de kilomètres carrés, de ses forces nucléaires et de son siège permanent au Conseil de sécurité, refuse d’être réduite à un simple fournisseur de matières premières pour l’UE. Depuis la fin de l’URSS, elle a perdu son statut de superpuissance et une partie de son territoire, notamment en Europe. Dans les six pays du Partenariat oriental (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie, Ukraine, Biélorussie), l’influence russe est contestée par l’attractivité du modèle européen. L’Ukraine et la Moldavie sont officiellement candidates à l’UE, et en Géorgie, 80 % de la population est favorable à l’adhésion.
Faute d’attractivité, la Russie recourt à la force (chantage au gaz, ingérences, occupations militaires) pour maintenir ces pays dans sa sphère d’influence. L’UE est confrontée à trois options : renoncer à exercer une influence au-delà de ses frontières, poursuivre des promesses d’adhésion sans moyens de les tenir, ou rechercher un compromis entre la souveraineté limitée exigée par Moscou et la souveraineté partagée promue par Bruxelles. L’issue dépendra du cessez-le-feu en Ukraine et de l’évolution du pouvoir à Moscou.
Conclusion : En 2005, les relations de l’UE avec ces trois pays étaient bien différentes : le Royaume-Uni était un membre semi-detached actif, la Turquie venait d’ouvrir des négociations d’adhésion, et le commerce avec la Russie progressait. Depuis, les trajectoires ont divergé, souvent à cause d’une absence de stratégie de la part de Bruxelles. Aujourd’hui, l’UE doit profiter du temps pour élaborer une politique à long terme : réviser l’accord avec le Royaume-Uni en 2026, adopter la fermeté avec la Turquie tout en offrant de nouvelles perspectives de coopération hors du mythe de l’adhésion, et préparer une approche à long terme avec la Russie, au-delà de la guerre en Ukraine, en résistant à la tentation du « tout-business ».