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En finir avec les déserts médicaux (II). Topographie du désert médical français

01 juillet 2025
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Numéros de page :
pp.23-44
Depuis 1846, le nombre de médecins en France a connu une augmentation massive, passant de 13 800 médecins pour 38 millions d’habitants en 1876 (soit 1 pour 2 754 habitants), à 232 000 médecins pour 68,4 millions d’habitants en 2024 (soit 1 pour 295 habitants). Entre 1948 et 2024, le nombre de médecins a progressé 4,4 fois plus vite que la population. La population a été multipliée par 1,8 en 150 ans, tandis que le nombre de médecins l’a été par 17. L’accélération de la croissance du nombre de médecins s’est accentuée à partir de 1975, poursuivie jusqu’en 2003, puis a ralenti tout en restant soutenue. Le numerus clausus, instauré en 1971, n’a pas eu d’effet visible sur la courbe de croissance du nombre de médecins, son principal défaut étant de ne pas avoir intégré les disparités géographiques. La proportion de médecins généralistes et spécialistes s’est inversée dans les années 2000. En 2012, on comptait 215 030 médecins et internes actifs (101 435 généralistes, 114 495 spécialistes). En 2023, ils étaient 230 143 (99 457 généralistes, 130 686 spécialistes). L’exercice libéral exclusif a baissé de presque 10 % entre 2012 et 2023, passant de 51 % à 44 % des médecins, tandis que l’exercice mixte a progressé de 58 % (de 8 % à 12 %) et l’exercice salarié de 20 % (de 41 % à 44 %). Pour les généralistes, l’exercice libéral a diminué de 12 %, l’exercice mixte a augmenté de 79 %, et l’exercice salarié de 5 %. Pour les spécialistes, les progressions sont respectivement de -7 %, +50 % et +24 %. Les remplaçants, sans adresse fixe, étaient 16 700 en 2023. Malgré l’augmentation globale du nombre de médecins, leur répartition territoriale s’est déséquilibrée, aggravant les inégalités d’accès aux soins. Les densités médicales les plus élevées se trouvent historiquement dans le sud, sur les littoraux, dans les Alpes, la vallée du Rhône, et autour des grandes villes universitaires (Paris, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Marseille, Lyon). Les départements du Bassin Parisien, hors petite couronne, ainsi que de nombreux territoires ruraux, connaissent une désertification médicale croissante. En 2012, les écarts de densité de médecins généralistes par département allaient de -74 % à +60 % par rapport à la moyenne nationale ; en 2023, ces écarts persistent. À l’échelle des bassins de vie, la situation est encore plus contrastée : il est toujours préférable d’habiter au centre d’un département ou près d’une grande ville qu’en périphérie ou dans les marges interrégionales, souvent éloignées des centres hospitaliers universitaires (CHU). La métropolisation de l’offre médicale s’accentue, les nouveaux médecins étant majoritairement issus des grandes villes et préférant s’y installer. La liberté d’installation n’a pas permis d’équilibrer la répartition de l’offre médicale. La désertification touche désormais des départements entiers (Mayenne, Haute-Marne, etc.) et même des régions entières (Centre, Champagne-Ardenne, Auvergne hors Puy-de-Dôme, Bourgogne hors Côte-d’Or). Un département français mesure en moyenne 80 km d’une extrémité à l’autre, ce qui peut représenter plus d’une heure de trajet pour atteindre la préfecture, souvent excentrée. L’accès aux soins ne se limite pas à la présence d’un médecin généraliste. L’accès aux services d’urgence est un autre enjeu majeur. En 2023, on a dénombré 22 millions de passages aux urgences. Pourtant, seulement 2 à 4 % de ces passages (soit 450 000 à 900 000) concernaient des situations où le pronostic vital était engagé (niveaux CCMU 4 et 5). À l’opposé, 17 % des patients (3,74 millions) sont repartis sans qu’aucun acte complémentaire ne soit nécessaire. Environ 55 % des passages (niveaux CCMU 1 et 2) relèvent de soins non programmés qui pourraient être pris en charge ailleurs que dans un service d’urgence. Les véritables urgences médicales (niveaux 3 à 5) représentent au pire 30 % des passages, soit 6 à 7 millions de personnes par an. La fréquentation des urgences a augmenté en moyenne de 3 % par an au niveau national, et de plus de 5 % dans les grandes villes. Entre 1994 et 2023, le nombre moyen de passages par service est passé de 15 700 à 35 000 par an. Le nombre d’établissements offrant un service d’urgence est resté stable, oscillant entre 550 et 650, mais a légèrement diminué depuis 2010. En 2002, il y avait un établissement d’urgence pour 100 000 habitants ; en 2023, ce ratio est passé à un pour 111 000 habitants. Concernant l’accessibilité géographique, il est admis que 30 minutes est un seuil raisonnable pour accéder à un service d’urgence. En 2010, 90,4 % de la population pouvait accéder à un service d’urgence en moins de 30 minutes, laissant plus de 6 millions de Français sans accès rapide. En 2023, 21 % de la population (soit 14 millions d’habitants) vit à plus de 30 minutes d’un service d’urgence. Les habitants des départements et territoires d’outre-mer, moins concentrés, sont également concernés. Entre 2013 et 2023, la situation ne s’est pas améliorée malgré les annonces politiques. La solution à la désertification médicale ne réside pas uniquement dans l’augmentation du nombre de médecins, mais dans une meilleure répartition territoriale, un aménagement rationnel du territoire, le développement de moyens d’accès (transports, SMUR, HéliSMUR), et une pédagogie auprès des patients sur le bon usage des services d’urgence. La télémédecine n’a pas apporté de solution probante. La désertification médicale s’accompagne d’une augmentation des besoins de soins liée au vieillissement de la population et à la complexification de la mobilité, aggravant le sentiment d’abandon dans de nombreux territoires.