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Illusion industrielle (2). Les emplois de demain ne sont plus à l’usine

27 juin 2025
Numéros de page :
pp.6-7
Aux États-Unis, près de 6 millions d’emplois manufacturiers ont disparu dans les années 2000, alors qu’au début des années 1970, près d’un quart des travailleurs américains étaient employés dans ce secteur, contre moins d’un sur dix aujourd’hui. Moins de 4 % des travailleurs américains travaillent réellement dans une usine. La moitié des emplois dits “manufacturiers” sont désormais des postes supports (ressources humaines, marketing) ou techniques (conception, ingénierie). Cette tendance n’est pas propre aux États-Unis : l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud ont également vu la part de ces emplois diminuer, et la Chine a supprimé plus de 20 millions d’emplois d’usine entre 2013 et 2023, soit plus que la totalité de la main-d’œuvre manufacturière américaine. Selon une étude du FMI, il s’agit d’un “résultat naturel d’un développement économique réussi”. L’industrie manufacturière américaine produit aujourd’hui plus qu’au début des années 1980, avec une production réelle plus de deux fois supérieure, et produit plus de biens que le Japon, l’Allemagne et la Corée du Sud réunis. Les usines américaines, prises isolément, se classeraient au huitième rang mondial des économies les plus importantes. Cependant, cette croissance s’est accompagnée d’une forte automatisation et d’une intensification capitalistique, réduisant la demande de main-d’œuvre peu qualifiée. Même un effort massif de relocalisation visant à éliminer le déficit commercial américain de 1 200 milliards de dollars en biens ne créerait qu’environ 3 millions d’emplois, dont la moitié seulement dans les usines, soit une augmentation de la part de la main-d’œuvre manufacturière d’à peine un point de pourcentage. Ce rapatriement, s’il était réalisé via un droit de douane moyen de 20 % sur 3 000 milliards de dollars d’importations, coûterait 600 milliards de dollars supplémentaires, soit 200 000 dollars par emploi “sauvé”. Les emplois manufacturiers ne sont plus aussi attractifs qu’autrefois. Dans les années 1980, ils étaient rémunérés 10 % de plus que les emplois similaires dans d’autres secteurs, mais cette prime a diminué de plus de moitié d’ici 2024 et a complètement disparu pour les personnes sans diplôme universitaire. La productivité par travailleur industriel augmente désormais plus lentement que dans les services, ce qui limite la croissance des salaires. Les emplois d’ouvriers d’assemblage, opérateurs de machines et réparateurs représentaient plus de la moitié de la main-d’œuvre manufacturière au début des années 1980, contre moins d’un tiers aujourd’hui. Le taux de syndicalisation est passé d’un travailleur sur quatre dans les années 1980 à moins d’un sur dix. Les emplois offrant aujourd’hui des conditions similaires à celles des anciens emplois d’usine sont principalement les métiers manuels qualifiés : plus de 7 millions d’Américains travaillent comme charpentiers, électriciens, installateurs de panneaux solaires, etc., avec un salaire médian de 25 dollars de l’heure, un taux de syndicalisation supérieur à la moyenne et une demande croissante liée à la modernisation des infrastructures. Cinq millions d’autres personnes travaillent comme réparateurs, agents d’entretien et mécaniciens, avec des salaires supérieurs à la moyenne des emplois en usine. Les services de secours et de sécurité emploient également de nombreux travailleurs syndiqués. Cependant, ces emplois sont plus dispersés géographiquement et ne structurent pas l’économie locale comme le faisaient les villes industrielles. Néanmoins, ils emploient presque autant de personnes que l’industrie manufacturière dans les années 1990, avec de meilleurs salaires, moins d’exigences de diplôme et des syndicats plus puissants. Les projections officielles indiquent que les métiers spécialisés et les réparateurs devraient croître de 5 % au cours de la prochaine décennie, tandis que le nombre d’emplois manufacturiers continuera de diminuer. Les plus fortes croissances pour les travailleurs sans diplôme sont attendues dans les soins de santé (+15 %) et les services à la personne (+6 %), bien que ces emplois soient moins bien rémunérés que les anciens emplois manufacturiers. L’enjeu est désormais d’augmenter la productivité dans ces secteurs en croissance, notamment via l’adoption de l’intelligence artificielle. En résumé, l’emploi manufacturier, autrefois pilier de la classe ouvrière américaine, suit le même déclin que l’agriculture avant lui, conséquence de la prospérité et de la productivité accrues. Le cœur de la classe ouvrière américaine se déplace désormais vers d’autres secteurs.
Note Générale : Source : "The Economist".