"Lycée pro", la dèche et le mépris
Bulletin : Le Monde diplomatique juin 2025
01 juin 2025
Numéros de page :
p.22
L’enseignement professionnel secondaire, qui scolarise un quart des lycéens (633 000 élèves contre 1 619 000 dans les filières générales et technologiques), a vu son nombre de lycées publics passer de 819 en 2018 à 768 en 2023, perdant plus de 100 000 élèves sur la même période. Cette baisse s’explique notamment par la concurrence des centres de formation des apprentis (CFA), dont les effectifs sont passés de 320 000 en 2018 à plus d’un million en janvier 2025, encouragés par des réformes et des incitations publiques.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’enseignement professionnel a évolué d’une ambition humaniste visant à former l’homme, le travailleur et le citoyen, vers une logique d’adéquation immédiate entre formation et besoins des entreprises. La désindustrialisation a entraîné une diminution de la culture ouvrière et du nombre d’anciens ouvriers parmi les enseignants, ce qui, selon la sociologue Lucie Tanguy, a réduit la préparation des élèves à faire valoir leurs droits en entreprise. La tertiarisation de l’économie a déplacé l’accent de l’acquisition d’un métier ou d’un savoir-faire vers le « savoir-être » : attitude, présentation, respect de la hiérarchie et des codes professionnels.
Les heures de formation en atelier ont fortement diminué : alors qu’on y passait quinze heures par semaine auparavant, ce n’est plus que six heures aujourd’hui, ce qui limite l’acquisition des compétences techniques nécessaires. L’enseignement général a également été réduit, notamment en histoire-géographie (réduction d’environ un tiers, soit deux heures par semaine en bac pro) et en français, désormais orienté vers un usage utilitaire. Depuis la réforme de 2018, 40 % du temps d’enseignement professionnel se déroule en entreprise, ce qui, selon des enseignants, néglige le droit à l’éducation et réduit la compétence professionnelle des élèves, notamment en mathématiques, avec des conséquences directes sur la sécurité dans certains métiers.
L’entrée en lycée professionnel se fait de plus en plus jeune, dans 70 % des cas à moins de 15 ans, pour des élèves souvent issus de familles ouvrières, immigrées ou monoparentales. La suppression du redoublement accentue cette tendance. Les dispositifs d’accompagnement (soutien au parcours, projets pluridisciplinaires à caractère professionnel) se concentrent sur la préparation à l’emploi (CV, lettres de motivation, entretiens), mais manquent souvent de moyens matériels et privilégient l’évaluation de l’attitude et de la présentation orale.
Les attentes des employeurs se focalisent sur le « savoir-être » : ponctualité, motivation, fiabilité, au détriment des compétences techniques, jugées acquérables en entreprise. Dans certains lycées, comme le lycée hôtelier de Biarritz (700 élèves), l’intégration des codes professionnels (port de l’uniforme, discipline, hiérarchie) est centrale. Les stages, pourtant multipliés, sont souvent peu formateurs : de nombreux élèves y effectuent des tâches répétitives ou périphériques, parfois sans rapport avec leur formation, et reviennent démotivés. L’accès aux stages dépend fortement du capital social et des réseaux familiaux, ce qui contribue à la reproduction des inégalités. Les élèves les plus fragilisés trouvent souvent des stages éloignés de leur domicile ou peu qualifiants, tandis que les mieux dotés accèdent à de meilleures opportunités.
Depuis la rentrée 2023, la création d’un bureau des entreprises (BOE) dans chaque lycée professionnel renforce l’influence des employeurs sur l’adaptation des formations aux besoins locaux. Des partenariats, comme les « carrefours des métiers » réunissant soixante professionnels, se multiplient. La mise en place du « parcours différencié » en terminale impose aux élèves de choisir entre six semaines de stage ou une préparation à l’enseignement supérieur. Cependant, la poursuite d’études en BTS reste difficile pour les titulaires d’un bac pro, en raison de la diminution des heures d’enseignement général et de la concurrence des élèves issus des filières générales et technologiques. La plupart des terminales bac pro optent pour le stage, qui leur permet de gagner de l’argent (gratification jusqu’à 100 euros par semaine de stage, financée par l’État et des fonds européens).
Depuis 2018, plus de 500 heures d’enseignement ont été supprimées en lycée professionnel, soit l’équivalent d’une demi-année de cours. Cette réduction du « socle d’enseignement général » limite les possibilités de rebondir en cas de perte d’emploi ou d’ascension professionnelle. Les réformes récentes, en privilégiant l’adaptation immédiate aux besoins des entreprises et la valorisation du « savoir-être », tendent à renforcer la relégation sociale des élèves de lycée professionnel, issus majoritairement des milieux populaires, et à réduire leur accès à une formation émancipatrice et à la mobilité sociale.