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Tous influenceurs !

01 juin 2025
Numéros de page :
pp.20-21
Depuis la polémique du « rapport Booba » en 2022, qui a dénoncé les abus et arnaques de certains influenceurs (vente de produits de mauvaise qualité, contrefaçons, denrées douteuses, cosmétiques dangereux, dissimulation de la publicité), l’image des vedettes du petit écran s’est dégradée. Cela a mené à la loi du 9 juin 2023, qui encadre l’influence commerciale sur les réseaux sociaux : obligation de mentionner tout partenariat rémunéré ou cadeau, d’indiquer les images retouchées, interdiction de promouvoir certains produits (chirurgie esthétique, jeux d’argent, services financiers risqués). La loi définit l’influenceur comme toute personne physique ou morale utilisant sa notoriété pour promouvoir, par voie électronique, des biens, services ou causes, en échange d’un bénéfice économique ou d’un avantage en nature. En France, on compte environ 150 000 influenceurs, dont 75 % de femmes. Les spécialistes du marketing distinguent plusieurs catégories : méga-influenceurs (plus d’1 million d’abonnés), macro (100 000 à 1 million), micro (10 000 à 100 000) et nano (moins de 10 000). Les entreprises adaptent leur stratégie selon la taille du compte : les petits influenceurs, avec une communauté fidèle, ont un meilleur taux d’engagement (plus d’interactions proportionnellement), tandis que les grands offrent un meilleur taux d’impression (plus de visibilité). Pour la notoriété, les marques privilégient les grands comptes ; pour générer des ventes, les petits créateurs sont plus efficaces et offrent un meilleur retour sur investissement. La majorité des influenceurs ne touche pas le salaire minimum. Selon une étude de 2019 sur 1 361 influenceurs, 63 % des partenariats n’étaient pas rémunérés, sauf en produits gratuits, sorties, voyages ou cadeaux. Les petits influenceurs reçoivent souvent une commission sur les ventes générées (environ 10 %), et 87 % des collaborations rémunérées étaient payées moins de 500 euros. Seuls 15 % des créateurs de contenu estiment avoir gagné plus de 20 000 euros brut en 2024. Les stars comme Léna Mahfouf (Léna Situations) ou Thibaud Delapart (Tibo InShape) facturent plusieurs dizaines de milliers d’euros pour quelques posts, disposent d’assistants et d’agents, lancent leurs propres marques et publient des best-sellers (400 000 exemplaires vendus pour le livre de Léna Situations). Cependant, seuls 0,23 % des créateurs sur Instagram sont méga-influenceurs. Un influenceur avec 3 millions d’abonnés sur YouTube, Instagram et TikTok génère 1 072 tonnes de CO₂ par an, soit l’équivalent de 481 allers-retours Paris-New York. Le métier d’influenceur continue de faire rêver, présenté comme un espace méritocratique où le talent prime. Toutefois, beaucoup de « success stories » sont portées par des personnes issues de milieux favorisés ou artistiques (Léna Mahfouf, Hugo Travers, Raphaël Carlier, David Coscas). Aux États-Unis, le marketing d’influence rapporte 5,78 dollars pour chaque dollar investi. Les créateurs de contenu paraissent plus sincères que les célébrités traditionnelles, car ils partagent leur quotidien, leurs doutes, leurs faiblesses, et cherchent à paraître authentiques. Ils utilisent des techniques précises : tutoiement, exposition de la vie privée, mise en scène de moments choisis, « amateurisme calibré » pour créer une authenticité artificielle. Les influenceurs sollicitent l’avis de leur communauté, interagissent avec leurs abonnés, et adaptent leur contenu à leurs préférences, ce qui demande un travail continu. La passion est souvent mise en avant : bricolage, jardinage, sport, mode, jeux vidéo, actualités. Les influenceurs montrent leur dévouement en partageant leur charge de travail, leurs journées à rallonge, leurs coups de fatigue. Pour être efficaces, ils estompent la nature commerciale de leurs publications, intégrant les produits dans leur quotidien (« storyliving »). Les contenus sont standardisés, mais chacun travaille son identité pour se démarquer (ex : un streamer roux, une influenceuse cuisine « maman poule » ou « mère séduisante »). L’univers reste très genré : les hommes parlent bricolage et automobile, les femmes s’occupent des enfants ou testent des maillots de bain. L’objectif est de vendre sa personnalité autant que des produits ; certains déposent même leur pseudonyme comme marque à l’INPI. L’écosystème est ultra-segmenté : chaque marque peut cibler un influenceur selon son public (seniors, jardiniers, technophiles, politiques, féministes, écologistes). Instagram concentre plus de 80 % des partenariats, avec 1,5 milliard d’utilisateurs. Le format « story » (introduit en 2016) a imposé un impératif de production continue : absence remarquée, peur d’être oublié ou pénalisé par l’algorithme, concurrence féroce. Les influenceurs surveillent en permanence leurs indicateurs (vues, abonnés, durée de visionnage, revenus), ce qui entraîne des problèmes de santé mentale et d’épuisement professionnel. Les femmes subissent en plus le harcèlement en ligne (ex : Marion Seclin a reçu 40 000 insultes en deux mois). Trois Français sur quatre possèdent un compte sur les réseaux sociaux, y consacrant 1 à 2 heures par jour. Chaque jour, 100 millions de photos sont postées sur Instagram, 1 milliard d’heures de vidéo sont visionnées sur YouTube (2,5 milliards d’utilisateurs). Les influenceurs à succès disposent d’une audience considérable : Hugo Décrypte a 14 millions de followers (dont 7 millions sur TikTok), MrBeast 396 millions sur YouTube, dépassant Netflix. Les méthodes des influenceurs sont imitées par les institutions universitaires et scientifiques, qui peinent cependant à rivaliser en audience (le CNRS dépasse rarement 500 « j’aime » sur Instagram, contre 30 000 pour une vidéo de Tibo InShape). Les médias traditionnels s’adaptent aussi : les étudiants en journalisme apprennent à se filmer, à décliner leurs articles en formats adaptés aux réseaux sociaux, à incarner l’information pour qu’elle soit relayée. Certains journalistes deviennent eux-mêmes influenceurs, créant des médias sur les réseaux, des newsletters ou des podcasts financés par la publicité. Salomé Saqué, par exemple, a vendu plus de 200 000 exemplaires de son livre et compte 456 000 abonnés sur Instagram, partageant aussi sa vie privée pour renforcer l’incarnation. L’Élysée a compris l’importance de ces nouveaux acteurs : le 13 mai, Emmanuel Macron a été interviewé sur TF1 par Salomé Saqué et Tibo InShape, lui-même très actif sur les réseaux (4,5 millions de followers sur Instagram). Enfin, l’exemple de Pauline, micro-influenceuse fitness, illustre la réalité économique du secteur : en neuf mois de partenariat avec une marque de compléments alimentaires, elle a généré 9 877 euros de ventes (316 visites, 197 commandes), touché 945 euros de commission (moins de 10 %), et 50 euros de réduction par mois, soit 1 395 euros au total. Mais, faute de statut d’autoentrepreneuse, elle a dû consommer ses gains en bons d’achat, finissant par acheter des produits inutiles et dépenser 85 euros de sa poche pour permettre à l’entreprise de gagner 9 962 euros. Une publication peut lui demander jusqu’à quatre heures de travail, avec un rythme de cinq photos par semaine. En résumé, le marché de l’influence est très concurrentiel, peu rémunérateur pour la majorité, très segmenté, et impose des codes précis d’authenticité, d’incarnation et d’interaction, tout en étant intégré par les marques, les institutions et les médias traditionnels. Les influenceurs les plus visibles bénéficient d’une audience massive et d’un pouvoir de prescription inédit, mais la grande majorité travaille beaucoup pour peu de retombées financières, dans un univers où la frontière entre vie privée, passion et activité commerciale est de plus en plus floue.