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Dossier Made in Africa

01 juillet 2025
Numéros de page :
pp.58-82
Au Sénégal, la première dame Marie Khone Faye a marqué les esprits lors du Forum mondial pour la souveraineté et l’innovation vaccinale à Paris, le 19 juin 2024, en arborant une tenue 100% sénégalaise, symbole du souverainisme économique prôné par le nouveau gouvernement. Le pays, avec un PIB par habitant de 1 811 dollars en 2025 selon le FMI, voit la consommation locale surtout portée par l’alimentation. Auchan Afrique, par exemple, réalise 50% de son chiffre d’affaires grâce à l’approvisionnement local, une proportion qui a doublé depuis 2016. Cette évolution s’explique par une hausse du niveau de vie et le développement de la grande distribution moderne. Auchan soutient ses fournisseurs locaux pour leur mise aux normes et leur marketing, comme Win Industrie (eau O’royal, désormais n°3 du marché) et Etpa (Sunu chips, Sunu bouye, Sunu infusion), dont le chiffre d’affaires a atteint 60 millions de F CFA (91 500 euros) grâce à ce partenariat. Malgré des contraintes telles que le manque de financements, l’accès limité à une énergie abordable et des volumes de vente modestes, la production locale progresse car elle assure une fourniture plus régulière et à meilleur coût que l’importation. CFAO, connu pour ses enseignes Carrefour et Supeco, possède aussi des usines industrielles (Mipa en Côte d’Ivoire, Icrafon au Cameroun) produisant des articles de grande consommation, pour ses propres marques ou pour des groupes internationaux comme L’Oréal ou Capri-Sun. Toutefois, la tendance générale chez les multinationales est au repli industriel : Unilever a cédé sa filiale ivoirienne à Carré d’Or, déjà repreneur de la production locale de Coca-Cola, et d’autres groupes africains rachètent des actifs à des entreprises étrangères en retrait, comme Cadyst Group (Cameroun) ou Avos (Côte d’Ivoire). Ce désengagement des multinationales s’explique par le coût d’opportunité jugé trop élevé et des process industriels plus adaptés à de grandes unités, alors que le marché africain favorise les petites structures. Les groupes locaux, comme Carré d’Or ou le marocain Dislog (150 marques), profitent de ce contexte pour renforcer leur présence, soutenus par des politiques publiques encourageant la consommation et la transformation locale : régulation des importations, subventions, réductions de taxes, obligations de sourcing local dans la commande publique. Le Maroc et le Cameroun ont lancé des labels « made in », et le Sénégal explore cette piste. Le Maroc mise aussi sur une dizaine de zones d’accélération industrielle à fiscalité avantageuse. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire ont gelé des importations lors de surproductions, et de nombreux pays africains luttent contre les importations à bas coût, notamment dans la filière volaille. Les mesures de protection ont permis d’augmenter la production locale de volaille (+50% au Cameroun, +83% en Côte d’Ivoire, +300% au Sénégal entre 2005 et 2019 selon la FAO), mais ont aussi accru la dépendance aux intrants importés, dont les prix ont fortement augmenté. La protection contre la concurrence étrangère n’incite pas toujours à l’amélioration de l’offre locale. Les politiques d’autosuffisance alimentaire ont permis d’augmenter la production de certaines denrées (sorgho au Ghana, riz au Nigeria), mais la transformation locale reste limitée. Au Cameroun, le pays ne dépend plus des importations de ciment mais reste tributaire du clinker importé, et le secteur pharmaceutique a souffert de la concurrence asiatique, entraînant la fermeture des entreprises nationales. En Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de fèves de cacao, le taux de broyage est passé de 26% en 2011 à 42% en 2024, mais la transformation au-delà de cette étape reste marginale, la consommation locale de chocolat étant inférieure à 200 grammes par an et par habitant, contre 5 à 10 kg en Europe. Le développement du marché local pourrait être stimulé par des campagnes de communication, à l’image de celles menées pour le café dans les années 1970. Le développement du « made in Africa » à grande échelle est freiné par l’absence d’une logistique efficace et d’échanges transfrontaliers fluides. Malgré l’entrée en vigueur de la Zlecaf (Zone de libre-échange continentale africaine) en janvier 2021, les échanges restent compliqués. Seul le Maroc parvient à exporter ses marques sur tout le continent et à développer des filières industrielles fortes, du textile à l’automobile. La protection de la propriété intellectuelle est un enjeu clé. L’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), qui regroupe 17 États, enregistre environ 7 000 demandes de marques par an (63% émanant des États membres). Le dépôt et le renouvellement des marques sont essentiels pour protéger les entreprises et créer de la valeur. L’OAPI a accompagné 14 indications géographiques protégées (IGP), dont le poivre de Penja au Cameroun, dont la production est passée de 100 à 1 000 hectares, avec un prix de vente de 20 à 23 euros le kilo. Au Mali, le président de la transition Assimi Goïta a adopté un nouveau code minier en 2023, permettant à l’État d’acquérir jusqu’à 30% de participation dans les projets miniers. Cette réforme, menée après un audit du secteur lancé en 2022, s’accompagne d’une reprise en main du secteur par l’État, illustrée par le bras de fer avec Barrick Mining, qui a abouti à la mise sous administration provisoire de la mine de Loulo-Gounkoto (80% détenue par Barrick). Une task force composée de techniciens et de fidèles du président pilote cette stratégie, avec des figures clés comme Alousséni Mamou, Sanou Touré, Samba Touré, et Tlégoum Traoré. La réforme implique aussi une commission de renégociation des conventions minières, incluant les ministres des Affaires étrangères et de l’Environnement, et s’appuie sur des relais sécuritaires et juridiques pour défendre les intérêts de l’État. Dans le secteur des télécoms, Orange, présent dans 18 pays africains, investit 1,2 milliard d’euros par an dans les infrastructures. Sous la direction de Christel Heydemann depuis 2022, le groupe mise sur la cybersécurité, le cloud, la data mobile, la 4G et la 5G, et le développement de services numériques comme la « super-app » Max it. Orange investit dans des datacenters en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Maroc pour l’hébergement local des données. L’interopérabilité des services, notamment de paiement mobile, est un enjeu majeur. Orange opère localement, parfois avec des partenaires régionaux, et la sécurité de ses collaborateurs est une priorité. Le groupe a quitté certains pays d’Afrique de l’Est en raison d’une pression fiscale excessive. Orange souligne l’importance d’un environnement fiscal prévisible pour continuer à investir, et rappelle que chaque dollar investi dans le numérique a un impact direct sur le PIB. Les solutions satellitaires sont vues comme complémentaires aux réseaux terrestres, mais nécessitent aussi des infrastructures locales. Les défis à venir incluent l’inclusion numérique, la formation, la cybersécurité et la résilience des infrastructures. Dans l’industrie, Aliko Dangote, avec une fortune estimée à 23,2 milliards de dollars en 2025, étend son empire à l’agriculture. Il a inauguré en 2022 à Lagos la plus grande usine d’engrais d’Afrique (3 millions de tonnes d’urée par an), lancé en 2024 une méga-usine de transformation de tomates à Kano (400 000 tonnes de concentré par an), et étendu son programme rizicole à 14 États (capacité de 700 000 tonnes par an). Dans le sucre, sa capacité de raffinage est passée de 600 000 à 1,44 million de tonnes par an, et il vise 700 000 tonnes de sucre raffiné à partir de canne locale dans les quatre prochaines années. Au Ghana, il a lancé un projet agro-industriel sur 25 000 hectares pour produire sucre, mélasse et éthanol (objectif : 12 000 tonnes de sucre par jour). Les principaux défis sont la concurrence asiatique, le changement climatique, la volatilité monétaire et la structure de l’agriculture africaine, majoritairement composée de petits exploitants. Dans la tech, Tidjane Dème, codirigeant de Partech Africa, gère le plus grand fonds de capital-risque dédié aux start-up africaines, avec deux fonds de 125 et 280 millions d’euros, et des tickets d’investissement de 1 à 15 millions de dollars. Partech Africa a investi dans 25 start-up, dont Wave, TradeDepot, Yoco, Gebeya, ChatDesk, MoneyFellows et Djamo. Le fonds vise à démontrer le potentiel de rendement élevé du continent et à attirer des capitaux sur la base d’opportunités économiques. Partech reçoit 500 demandes de financement par an et investit dans 5 à 6 nouvelles start-up chaque année. Tidjane Dème milite pour l’émergence d’une nouvelle génération de capital-risqueurs et pour un dialogue renforcé entre régulateurs et acteurs privés. En Côte d’Ivoire, la transformation de la noix de cajou connaît une révolution : en 2024, le pays a transformé près du tiers de sa production, soit sept fois plus qu’en 2018, et vise 50% de transformation en 2025. Dix nouvelles usines sont en construction. D’autres pays ouest-africains, comme le Bénin et le Togo, imposent des barrières tarifaires ou interdisent temporairement l’exportation de noix brutes pour favoriser la transformation locale. Les coques et tourteaux de cajou pourraient aussi être valorisés pour la production d’énergie ou de biocarburants. Dans le textile, le Bénin, premier producteur africain de coton, a lancé une stratégie de transformation locale dans la zone industrielle de Glo-Djigbé (GDIZ), avec trois unités intégrées employant plus de 10 000 personnes et traitant 40 000 tonnes de fibre (12,7% de la production nationale). L’objectif est de transformer la totalité des plus de 300 000 tonnes produites chaque année, nécessitant 3,7 milliards de dollars d’investissements sur 5 à 7 ans. Les produits textiles béninois sont déjà exportés vers une dizaine de pays, dont les États-Unis et la France. Le secteur vise à doubler ses effectifs d’ici la fin de l’année et à atteindre 3 millions de pièces livrées à la France en 2026. Le Bénin mise sur une approche écoresponsable avec le système Zero Liquid Discharge pour le recyclage des eaux usées. Les défis restent la consolidation des commandes, l’attraction de nouveaux investisseurs, la concurrence asiatique et l’incertitude sur le renouvellement de l’Agoa. Un label textile régional pour l’Afrique de l’Ouest est envisagé pour mieux défendre les produits africains à l’export. Enfin, l’innovation dans les services publics progresse, comme en Côte d’Ivoire où Quipux Afrique a inauguré la première agence 100% digitale du Centre de Gestion Intégrée, facilitant l’accès aux démarches administratives du transport routier grâce à des équipements modernes et un service accessible 24h/24 et 7j/7. Ce modèle doit être étendu à l’échelle nationale pour renforcer l’efficacité et l’accessibilité du service public.