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Rire entre les lignes. Quand on n'a que l'humour

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Numéros de page :
pp.40-57
La popularité du stand-up connaît une forte croissance, illustrée par les 1 600 réservations de spectacles du Paname Comedy Club via le pass Culture en 2024. Cette même année, la Bibliothèque et Archives nationales du Québec a vu, pour la première fois, deux humoristes figurer parmi les romans papiers les plus empruntés : Mariana Mazza pour "Montréal-Nord" et Panayotis Pascot pour "La prochaine fois que tu mordras la poussière", ce dernier n’étant pas un livre humoristique. L’humour est perçu comme un argument commercial puissant pour les éditeurs et libraires, facilitant la recommandation et l’attrait des lecteurs. L’humour se retrouve dans de nombreux genres littéraires : les commentaires de Jean Echenoz, l’ironie d’Amélie Nothomb, l’absurdité de Serge Joncour, le cocasse de Daniel Pennac, ou encore dans les romans Goncourt "Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea et "L’Anomalie" d’Hervé Le Tellier. En polar, des auteurs comme Frédéric Dard, Charles Williams, Sophie Hénaff, Chuck Palahniuk ou Jacky Schwartzmann intègrent souvent l’humour. En science-fiction et fantasy, Douglas Adams, Will Self et Terry Pratchett contrastent avec la gravité de la hard SF. Les éditions First et Le Monte-en-l’air publient des dictionnaires, almanachs et anthologies humoristiques, tandis que le théâtre (Yasmina Reza, Molière, Marivaux, Feydeau) et la poésie (Apollinaire, Laforgue, Cyrille Martinez) exploitent aussi le rire. L’humour ne doit cependant pas être le seul argument d’un livre. Il doit s’accompagner d’un questionnement sur la vie ou la société. L’exercice est délicat, car le contexte actuel impose de nombreuses contraintes et sujets sensibles. L’humour tend à devenir plus lisse, moins acerbe qu’à l’époque de Gotlib, selon Nicolas Beaujouan. Jean-Loup Chiflet déplore la banalisation d’un rire institutionnalisé, formaté par le marché ou la politique, et l’aseptisation de l’écriture dans les médias. L’humour est omniprésent dans la société, y compris dans la bande dessinée, où il nécessite une mécanique complexe, même en format court. L’autodérision est devenue la marque de fabrique des stand-uppers et de nombreux auteurs, qui préfèrent se moquer d’eux-mêmes plutôt que des puissants, pour éviter de les rendre sympathiques. Certains genres, comme le roman feel-good, sont particulièrement propices à l’humour et rencontrent un grand succès en librairie, à l’image de "Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire" de Jonas Jonasson, "Mémé dans les orties" d’Aurélie Valognes, "Tenir debout" de Métissa Da Costa ou "Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates" de Mary Ann Shaffer. Le développement personnel, même sérieux, peut être lu au second degré, comme "Je suis capable de tout" de Frédéric Ciriez, ou détourné dans des ouvrages humoristiques comme "Achète-toi toi-même ces p*tains de fleurs" de Tara Schuster ou "Comment ne pas devenir un vieux con" de Sophie-Marie Larrouy et Mademoiselle Navie. En littérature jeunesse, l’humour joue un rôle de transgression et d’apprentissage, comme l’explique Loreto Núñez, directrice de l’ISJM Suisse Romande. Il permet de comprendre le monde différemment, notamment par l’absurde, et favorise l’apprentissage de la langue à travers les jeux de mots. Les éditeurs jeunesse privilégient la fantaisie et la légèreté pour susciter l’enthousiasme des jeunes lecteurs, comme dans "La question qui tue" de Jean Leroy et Olivier Dutto, ou "Tryagain" d’Insa Sané, où l’humour aborde des sujets importants avec délicatesse. La bande dessinée, historiquement dédiée aux enfants, perpétue cette tradition avec des œuvres comme "Astérix", "Calvin et Hobbes", "Pico Bogue", ou les parodies de Fabcaro. L’écriture de l’humour est difficile, car ce qui fait rire est subjectif et l’effet s’estompe à la relecture. Adapter l’humour à un lectorat est complexe, car il est plus intime et le curseur difficile à positionner. L’humour traverse difficilement les frontières à cause des jeux de mots et références culturelles, rendant la traduction parfois impossible. Les éditeurs cherchent à renouveler les formats pour attirer les non-lecteurs, comme avec les romans-photos délirants, dont "Guacamole Vaudou" d’Éric Judor et Fabcaro s’est vendu à 50 000 exemplaires. Le politiquement correct tend à dominer, rendant l’humour plus difficile à manier sans risquer de choquer. Les livres d’humour trop faciles ou clichés ne fonctionnent pas, et le second degré n’est pas toujours accessible, notamment pour les jeunes enfants. Jean-Loup Chiflet, fort de plus de soixante ans dans l’édition, partage des anecdotes illustrant la difficulté d’être éditeur et humoriste, soulignant que l’humour ne fonctionne pas toujours selon le contexte culturel. Des auteurs témoignent de leur rapport à l’humour : Nathalie Quintane utilise l’humour comme outil de critique, parfois involontairement, et apprécie l’absurde pour comprendre le monde. Fabcaro considère l’humour comme un travail sérieux, préférant l’absurde et l’anachronisme pour aborder tous les sujets de manière moins frontale, tout en regrettant que l’humour soit devenu un sujet de crispation. Will McPhail pratique l’autodépréciation, trouvant le désespoir drôle, tandis que Franz Bartelt se voit comme un observateur du quotidien, dont l’humour naît de la réalité elle-même. Frédéric Ciriez apprécie la satire et la critique, et considère que le stand-up est devenu normé, alors que la littérature offre une liberté totale. En bibliothèque, l’humour est perçu comme un outil politique et de réflexion, mais il doit être manié avec précaution pour ne pas relayer des oppressions systémiques. Les bibliothécaires cherchent à diversifier les fonds humoristiques au-delà des classiques, et à utiliser l’humour pour fédérer les communautés et encourager la réflexion, tout en veillant à la sécurité et à l’inclusivité des espaces publics. Des extraits d’œuvres illustrent la diversité des formes d’humour en littérature, du rire jaune à l’absurde, en passant par l’ironie et le burlesque. L’humour noir, selon André Breton, s’oppose à la sentimentalité et à la fantaisie superficielle, et trouve sa force dans la cruauté et la lucidité. Enfin, le secteur du livre s’adapte aux nouvelles exigences, comme la directive européenne sur l’accessibilité du livre numérique, entrée en vigueur le 28 juin 2025.
Note Générale : Dossier de 7 articles.