Universités américaines, un modèle qui chancelle
Bulletin : Le Monde diplomatique juin 2025
01 juin 2025
Numéros de page :
pp.12-13
La Maison Blanche a engagé une offensive contre plusieurs universités prestigieuses américaines, profitant de leur déclin relatif et du ressentiment envers les élites intellectuelles. L’administration Trump a suspendu 175 millions de dollars de subventions à l’université de Pennsylvanie, 210 millions à Princeton, 510 millions à Brown, lancé un audit sur les 9 milliards de dollars versés chaque année à Harvard, et gelé plus de 5 milliards de crédits de recherche. Columbia a été la première visée, avec le retrait de 400 millions de dollars d’aide fédérale, soit plus du tiers de son financement annuel, officiellement pour laxisme face à l’antisémitisme après des manifestations contre la guerre à Gaza. Le département de l’éducation a adressé des mises en demeure à une soixantaine d’universités et imposé de nouvelles conditions d’accès aux financements fédéraux.
Les universités de l’Ivy League, bastions de l’élitisme, sont critiquées pour leur homogénéité sociale et leur faible taux d’admission. En 2021, James David Vance, futur vice-président, a qualifié les universités d’« ennemies » lors d’un discours. Les républicains voient les campus comme des machines à produire des électeurs démocrates, le corps enseignant penchant massivement à gauche. Columbia était déjà dans le collimateur des conservateurs avant 2023, son ancien président ayant publiquement pris position contre Trump en 2020. Une vieille rancune subsiste : Trump avait tenté de vendre un terrain à Columbia pour 400 millions de dollars, offre refusée, soit le montant des suspensions actuelles.
Le domaine biomédical est particulièrement visé, le National Institutes of Health (NIH) distribuant 60 000 bourses et un budget annuel d’environ 35 milliards de dollars. Une réforme du mode de remboursement des frais de recherche a été suspendue par la justice, mais la crainte d’une baisse durable des crédits a conduit plusieurs établissements à geler les embauches et supprimer des postes.
Le département de l’éducation, créé en 1979, gère moins de 1% de l’emploi fédéral mais près de 4% du budget de l’État, et administre 1 600 milliards de dollars de dette étudiante contractée par plus de 43 millions d’Américains, auxquels s’ajoutent 80 milliards d’aides annuelles aux étudiants modestes. La dette étudiante, exponentielle depuis 2008, pèse sur la consommation des ménages : chaque point d’augmentation du ratio dette/revenu chez les diplômés a un effet récessif trois fois supérieur sur leur consommation. L’administration Biden avait tenté d’annuler une partie des prêts étudiants, projet invalidé par la Cour suprême. Le moratoire sur les remboursements, instauré pendant la pandémie, a pris fin en avril 2025, et le nombre d’emprunteurs en défaut atteint près de 5 millions.
Les frais d’inscription ont augmenté de 150% depuis 1990, atteignant désormais entre 30 000 et 60 000 dollars par an dans les établissements les plus cotés. Les universités ont multiplié les investissements dans les services de vie étudiante, transformant les campus en complexes hôteliers de luxe : l’université de Louisiane a consacré 85 millions de dollars à un parc aquatique, Stanford a levé 6 milliards de dollars entre 2006 et 2011, dont plusieurs centaines de millions pour agrandir cafétérias et résidences étudiantes, et construit un centre sportif ultramoderne de 7 000 m². En moyenne, les grandes universités de recherche consacrent près de 40% de leur budget à l’administration et aux services étudiants.
Les exemptions fiscales permettent aux universités d’emprunter à des taux très bas (1 à 3%), favorisant l’accumulation de patrimoines considérables : Columbia serait le premier propriétaire foncier de Manhattan, son parc immobilier lui permettant de loger une partie de son personnel au prix du marché. Les fonds de dotation (endowments) atteignent des dizaines de milliards dans les universités les mieux dotées : celui de Columbia est passé de 11 à près de 20 milliards de dollars entre 2020 et 2022, avec une rentabilité moyenne de 8% et une fiscalité quasi nulle (1,4%). Le pactole cumulé des endowments dépasse 870 milliards de dollars à l’échelle nationale. À la Chambre des représentants, des républicains ont proposé de relever leur imposition à 14%, soit le taux plancher des plus-values.
Les universités américaines ressemblent parfois à des fonds d’investissement : le salaire du président de Columbia atteignait près de 4 millions de dollars dès 2013, légèrement inférieur à celui du directeur financier. Harvard dispose de 50 milliards de dollars d’endowment, contre une centaine de millions d’euros pour Sciences Po ou l’École polytechnique. Un professeur titulaire américain peut espérer un salaire de plus de 200 000 dollars par an, y compris en sciences humaines, contre 70 000 euros brut en fin de carrière en France.
Les coupes fédérales risquent d’accentuer l’écart technologique avec la Chine, qui dépose 60 000 brevets par an contre 40 000 pour les États-Unis. Les mesures pourraient viser à privatiser une partie des infrastructures de recherche au profit de la tech, les grandes entreprises du numérique fonctionnant déjà comme des universités internes. La loi Bayh-Dole de 1980 a permis aux entreprises de breveter des découvertes issues de recherches financées par l’État.
Les coupes budgétaires et le durcissement de l’accès à l’aide financière pénaliseront d’abord les universités de taille moyenne, accentuant le caractère ploutocratique du secteur. Fusions et faillites, déjà une cinquantaine par an, pourraient s’accélérer, notamment dans les établissements publics régionaux et les petites universités d’arts libéraux. Les universités les mieux dotées pourront puiser dans leurs réserves, solliciter l’appui de leur État ou activer leurs réseaux d’anciens, et recourir à l’endettement facilité par leur statut fiscal, bien que celui-ci soit menacé par l’administration Trump. Harvard, Brown et Princeton ont levé plusieurs centaines de millions de dollars récemment par des emprunts obligataires. Certaines universités recentreront leurs activités sur les disciplines jugées stratégiques, au détriment de celles à moindre rendement comme l’anthropologie ou la littérature.
La baisse des naissances depuis 2008 ébranle un modèle fondé sur la croissance continue des effectifs. Les universités ont compensé ce déclin par l’afflux d’étudiants chinois, passés de 120 000 à 370 000 entre 2010 et 2020, mais ce filon s’amenuise avec le durcissement des conditions de visa et le découplage sino-américain.
La flambée des frais de scolarité et la précarisation de l’emploi diplômé alimentent le débat sur la valeur du diplôme universitaire. Plus de deux tiers des étudiants fréquentent la bibliothèque moins de cinq fois par semestre. En 2019, The Atlantic comparait déjà les livres des bibliothèques universitaires à du papier peint. La généralisation du distanciel et le climat de tension depuis la réélection de Trump ont dégradé l’image du campus. Il devient difficile de justifier quatre années d’études à plus de 150 000 dollars sans garantie d’emploi, alors qu’une formation d’électricien à moins de 20 000 dollars promet un salaire de 60 000 dollars avant 25 ans. Selon un sondage, plus d’un diplômé sur deux de la génération Y (30-45 ans) et près de la moitié de la génération Z (moins de 30 ans) estiment qu’ils auraient pu exercer leur emploi actuel sans passer par l’université. Plus de la moitié des jeunes diplômés occupent, un an après la fin de leurs études, un poste ne requérant pas de formation universitaire, et près de trois quarts de ces « sous-employés » le restent encore dix ans plus tard.
Les démocrates cherchent à se défendre de l’accusation d’élitisme : en 2023, Joe Biden a souligné que de nombreux emplois créés grâce à des aides fédérales ne nécessitaient pas de diplôme universitaire, rémunérés en moyenne 130 000 dollars par an. Barack Obama a insisté sur la nécessité de valoriser les travailleurs manuels. Les universités emploient plus de 3,5 millions de salariés, dont près de 60% de non-enseignants. La reconversion de cette main-d’œuvre, notamment vers l’industrie, est un enjeu clé, alors que la National Association of Manufacturers recense 600 000 postes vacants et en prévoit plus de 2 millions d’ici 2030.
Les inscriptions en apprentissage ont progressé de 85% entre 2015 et 2024. Tesla a lancé un cursus de quatorze semaines sur ses chaînes de montage. Trump vante le système allemand d’apprentissage, où plus de 70% d’une classe d’âge y passe, malgré des effets collatéraux comme le tri scolaire précoce et la dépendance à l’employeur. Cette évolution profiterait aux industriels et au secteur de l’enseignement à but lucratif, grand pourvoyeur de cursus professionnalisants, que Trump a intégré à son réseau clientéliste. Le débat sur l’« accréditation », qui conditionne l’accès des universités aux fonds publics, est central dans la stratégie de Trump.
L’accès aux études supérieures concernait encore 39% des 18-24 ans en 2022, un chiffre supérieur à la moyenne de l’OCDE. Les hautes technologies, mises en avant comme moteur de redressement productif, sont peu pourvoyeuses d’emplois, et le seront de moins en moins avec l’automatisation. Le taux de chômage des 18-24 ans reste inférieur à 8% aux États-Unis, contre 15 à 20% dans plusieurs pays européens. Si cette situation venait à changer, Trump et son parti n’en tireraient pas nécessairement un avantage politique.