De quel droit d'auteur ?
Bulletin : LH le magazine juin 2025
01 juin 2025
Numéros de page :
pp.40-55
Alors que le secteur culturel subit des coupes budgétaires, l’édition cherche à valoriser la création et à protéger ses acteurs. Une réforme majeure du code de la propriété intellectuelle est en cours, portée par les sénatrices Laure Darcos et Sylvie Robert, avec l’objectif d’introduire des avancées significatives, notamment un minimum garanti au contrat d’édition et un taux progressif de droits d’auteur. Cette réforme, qualifiée de plus importante depuis 1957, devrait être validée d’ici la fin de l’année.
Depuis 2017, des médiations entre auteurs et éditeurs, menées par Pierre Sirinelli, ont abouti en 2022 à un accord en cinq points : reddition de comptes semestrielle pour les auteurs, reddition annuelle pour les contributions non significatives, obligation d’information sur la cession de droits à l’étranger, information sur la fin d’exploitation des traductions, et transmission d’un dernier état des comptes à la fin de la commercialisation. Ces mesures visent à améliorer la transparence et l’information, mais la question de la rémunération reste un point de tension. Depuis plus de trente ans, le revenu des auteurs est en baisse, et le sentiment de précarisation s’accroît. Les associations d’auteurs réclamaient un minimum garanti non amortissable, c’est-à-dire une somme versée pour l’écriture qui ne serait pas déduite des droits d’auteur, mais cette proposition a été rejetée par les éditeurs.
La proposition de loi Darcos-Robert ajoute deux mesures : un minimum de droits d’auteur garanti par l’éditeur et un taux progressif à partir d’un certain seuil de vente. L’auteur pourra demander ces conditions lors de la signature du contrat, et un comité de médiation pourra être saisi en cas de non-respect. La loi doit encore être débattue au Sénat, avec un créneau espéré fin juin ou en octobre.
Le texte détaille les droits patrimoniaux de l’auteur : droit de reproduction (article L.122-3 du CPI), droit de représentation (L.122-2), droit de distribution (L.122-3-1), et droit de suite (L.122-8). Le droit de reproduction couvre tous les supports, y compris numériques, et nécessite une adaptation constante des contrats. Le droit de représentation concerne la communication publique, notamment à l’ère numérique, et implique la lutte contre le piratage. Le droit de distribution encadre la mise en circulation physique des œuvres, avec des modalités précises à stipuler dans les contrats. Le droit de suite, surtout pour les œuvres plastiques et graphiques, permet une rémunération lors des reventes successives, mais son application dans l’édition reste limitée.
L’épuisement du droit de distribution, consolidé par la directive européenne 2001/29/CE, fait que, une fois un exemplaire mis en circulation dans l’UE, l’auteur ne peut plus contrôler ses reventes ultérieures. Ce principe ne s’applique pas aux œuvres numériques, qui restent sous le contrôle des ayants droit. Aux États-Unis, la « first sale doctrine » permet une large circulation secondaire sans rémunération supplémentaire. La CJUE a précisé que l’épuisement ne concerne que les exemplaires matériels, pas les licences numériques.
Le droit moral (L.121-1 du CPI) garantit à l’auteur des droits personnels perpétuels, imprescriptibles et inaliénables : droit de divulgation, respect de l’œuvre, paternité, et droit de retrait ou de repentir. Ces droits doivent être respectés même après la cession des droits économiques.
Sarah Dormont, spécialiste du droit d’auteur, explique qu’il existe une possibilité juridique de rémunérer auteurs et éditeurs sur les ventes d’occasion, malgré le principe d’épuisement du droit de distribution. La directive européenne de 2001 n’interdit pas la mise en place d’un système de remontée des droits sur les reventes successives, à condition de ne pas entraver la libre circulation des biens. Une loi nationale pourrait instaurer ce droit à rémunération, mais la compatibilité avec le droit européen devrait être validée par le Conseil d’État et, potentiellement, la Cour de Justice européenne. Le montant ou pourcentage de cette rémunération reste à discuter.
Stéphanie Le Cam, déléguée générale de la Ligue des auteurs professionnels, regrette que le travail de création ne fasse toujours pas l’objet d’une rémunération à part entière. Le minimum garanti prévu par la loi Darcos est une avancée, car il interdit à l’éditeur de demander le remboursement de l’avance, et il est définitivement acquis à la remise du manuscrit, même si l’éditeur n’exploite pas l’œuvre. Les invendus donneront désormais lieu à rémunération. Cependant, la loi ne précise ni le montant du minimum garanti, ni son caractère obligatoire, et ne répond pas à la demande d’un minimum non amortissable et directement corrélé au travail de création. Les taux de droits d’auteur restent divisés selon les exploitations (par exemple, 4 % pour le poche). Pour la majorité des auteurs, l’exploitation d’un livre ne représente qu’environ 30 % de leur rémunération annuelle, le reste provenant d’activités annexes (interventions publiques, ateliers, etc.). Une refonte globale du statut d’auteur est jugée nécessaire.
La question des droits d’auteur face à l’intelligence artificielle (IA) est également abordée. Le 9 septembre, le SNE, la SGDL et le Snac assigneront Meta pour contrefaçon et parasitisme économique. L’exception TDM (text and data mining) de la directive de 2019 autorise certains usages de contenus, sauf opposition explicite des ayants droit (opt-out). Le règlement européen sur l’IA, promulgué le 13 juin 2024, prévoit la mise en place d’outils de surveillance d’ici 2026, mais la rédaction d’un code de bonne pratique et la définition d’un modèle de transparence restent en suspens. Un rapport remis le 16 mai propose la création d’un marché des licences, une gestion collective et individuelle, et des outils comme la médiation, la présomption d’utilisation, l’injonction de divulgation de preuves et l’action de groupe. La création d’une place de marché pour quantifier l’apport des œuvres aux systèmes d’IA est également suggérée. En droit, une création générée par IA ne peut être protégée que si elle est de nature humaine.
La tokenisation, ou transformation d’œuvres en jetons numériques sur blockchain, est présentée comme une innovation potentielle pour l’édition. Elle permettrait de représenter des droits d’auteur, des éditions limitées ou spéciales, et de faciliter la rémunération automatique et le suivi des droits. Cependant, elle soulève des questions juridiques et techniques, notamment sur la nature des droits attachés aux tokens, la sécurité, la réglementation et la complexité du système. Un exemple fictif montre une autrice ayant vendu 100 NFT de son roman, chaque jeton donnant accès à des contenus exclusifs et incluant une redevance de 5 % à chaque revente.
En Belgique, un nouveau statut de travailleur des arts, en place depuis janvier 2024, permet aux artistes et auteurs d’obtenir des droits sociaux, des allocations et un régime fiscal plus favorable, après obtention d’une attestation valable cinq ans. Il faut prouver 156 jours de travail sur 24 mois et l’« artisticité » de la pratique. Six commissions examinent les dossiers. Plusieurs milliers d’artistes, belges et étrangers, ont déjà obtenu ce statut. En France, une proposition de loi vise à instaurer une continuité de revenus pour les auteurs, inspirée du modèle belge et de l’intermittence, avec un revenu minimum d’environ 1 100 euros par mois, financé par une augmentation de la cotisation diffuseur de 1,1 % à 4 %.
En résumé, le secteur de l’édition est en pleine mutation, entre réforme du contrat d’édition, réflexion sur la rémunération des auteurs, adaptation aux défis du numérique, de l’IA et de la tokenisation, et recherche de nouveaux modèles sociaux pour lutter contre la précarité. Les débats restent vifs sur la juste valorisation du travail créatif, la protection des droits dans un environnement technologique en évolution, et la nécessité d’une reconnaissance professionnelle accrue pour les auteurs.