Déjeuner avec Rafael Grossi, directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique
Bulletin : Le| Nouvel économiste 04 juillet 2025
Numéros de page :
pp.12-13
Rafael Grossi, 64 ans, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) depuis 2019, supervise environ 2 500 employés et se trouve au cœur des tensions nucléaires mondiales. Il a visité cinq fois la centrale nucléaire de Zaporijjia, en Ukraine, sous occupation russe, qui fournissait auparavant un cinquième de l’électricité du pays. Depuis 2022, une équipe mobile de l’AIEA y est présente pour éviter une catastrophe similaire à Tchernobyl. Actuellement, la centrale, dotée de six turbines de 1 000 mégawatts, est à l’arrêt (“à froid”), ce qui limite les risques de contamination en cas de bombardement, bien que des stocks dangereux subsistent sur le site.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a placé les installations nucléaires civiles en première ligne, tandis que Vladimir Poutine a menacé à plusieurs reprises d’utiliser l’arme nucléaire, contribuant à banaliser le discours sur les armes nucléaires tactiques. Grossi doit également gérer les tensions entre l’Inde et le Pakistan, la Corée du Nord, qui possède entre 60 et 70 ogives nucléaires et n’a plus aucun contact avec l’AIEA depuis 2009, et surtout l’Iran, sa “principale préoccupation”. Selon un rapport confidentiel de l’AIEA, l’Iran a accru ses stocks d’uranium enrichi à 60 %, un niveau proche de celui requis pour fabriquer une arme nucléaire, tout en restreignant l’accès des inspecteurs. Les éléments les plus sensibles de son programme nucléaire sont enfouis à 800 mètres sous terre. Bien que l’Iran ne possède pas encore l’arme nucléaire, il dispose du matériel nécessaire pour en fabriquer une rapidement. Les négociations, rouvertes par l’envoyé spécial de Donald Trump, Steve Witkoff, sont sérieuses, mais la menace d’une action militaire israélienne demeure élevée, car une frappe unique ne suffirait pas à détruire les capacités nucléaires iraniennes.
Le “Bulletin of the Atomic Scientists” a récemment fixé l’horloge de l’apocalypse à 89 secondes de minuit, soulignant la gravité de la situation mondiale. Grossi rappelle que, malgré les avancées technologiques, seuls neuf pays disposent actuellement de l’arme nucléaire, alors qu’une trentaine pourraient en avoir la capacité technique. Il craint qu’une acquisition de la bombe par l’Iran ne déclenche une réaction en chaîne au Moyen-Orient, et que le retrait des garanties de sécurité américaines en Europe n’incite d’autres pays, comme la Pologne, à suivre le mouvement.
Diplomate de carrière, Grossi a représenté l’Argentine dans de nombreuses missions, notamment à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Il parle six langues, est passionné de football, et brigue le poste de secrétaire général de l’ONU, qui sera vacant l’an prochain. Il critique la bureaucratisation de l’ONU et son absence dans la résolution des grandes crises internationales.
Sur le plan de la diplomatie nucléaire, Grossi joue un rôle d’arbitre, garantissant la crédibilité des engagements par les rapports de l’AIEA. Il entretient des relations avec tous les acteurs, sauf Kim Jong Un, qui refuse tout contact. Il a contribué à apaiser les tensions entre la Chine et le Japon lors du rejet des eaux traitées de Fukushima en 2023, en impliquant des inspecteurs chinois.
Parallèlement à ces menaces, l’énergie nucléaire civile connaît un regain d’intérêt. Les décideurs politiques la considèrent comme une source d’énergie “verte” essentielle pour la transition numérique et la décarbonation rapide. Les progrès technologiques, comme les petits réacteurs modulaires (PRM), la gestion améliorée des déchets et l’engagement de figures comme Bill Gates, favorisent cette tendance. Même l’Allemagne assouplit son opposition historique, et Donald Trump a publié des décrets pour renforcer le nucléaire aux États-Unis. Les jeunes générations, plus sensibles aux enjeux environnementaux et technologiques, perçoivent le nucléaire de façon plus positive. L’AIEA s’appuie sur cette évolution, recrutant des influenceurs comme Isabelle Boemeke pour promouvoir l’énergie nucléaire.
Les grandes entreprises technologiques, telles que Microsoft, xAI (Elon Musk) et OpenAI (Sam Altman), investissent dans le nucléaire pour alimenter leurs centres de données, recherchant une énergie fiable et à grande échelle, malgré un coût supérieur à celui des renouvelables. Pour la première fois, la demande du secteur privé augmente, ces entreprises souhaitant posséder leurs propres centrales. L’AIEA organisera cette année un premier dialogue avec les grandes entreprises du secteur privé pour discuter du nucléaire et de l’intelligence artificielle, s’inspirant du modèle des “Sept Sœurs” du pétrole.
Grossi souligne que, statistiquement, les décès liés à l’usage civil du nucléaire restent très faibles, même en incluant Tchernobyl, comparés à ceux causés par la pandémie ou le changement climatique. Il rappelle que la diplomatie a permis d’éviter jusqu’à présent une catastrophe nucléaire mondiale, citant l’exemple de la réconciliation nucléaire entre l’Argentine et le Brésil dans les années 1980, qui l’a inspiré à se consacrer à la non-prolifération.
Le déjeuner avec Grossi, au Ristorante Sole à Vienne, a coûté 119,86 euros (bar cuit au sel et légumes grillés : 85,36 euros, salade de tomates : 9,50 euros, focaccia : 7 euros, eau gazeuse : 7,50 euros, thé à la menthe : 5 euros, double expresso : 5,50 euros). Grossi, soucieux de sa forme physique, ne boit de l’alcool que le week-end et mange peu le midi. Il admet que son engagement professionnel a un coût personnel, évoquant un divorce et une famille nombreuse (sept filles et un fils).
En conclusion, Rafael Grossi incarne la complexité du rôle de “gendarme nucléaire” mondial, confronté à la fois à la menace croissante de la prolifération et à l’essor de l’énergie nucléaire civile, tout en misant sur la diplomatie et l’innovation pour éviter une catastrophe et accompagner la transition énergétique mondiale.