Fièvre mondiale. La grande illusion industrielle
Bulletin : Le| Nouvel économiste 20 juin 2025
Numéros de page :
p.2
Partout dans le monde, les gouvernements multiplient les politiques de soutien à la production manufacturière, espérant relancer l’emploi, la croissance et la résilience nationale. Donald Trump cherche à rapatrier toutes les industries aux États-Unis, en imposant des barrières tarifaires. La Grande-Bretagne envisage de subventionner les factures énergétiques des industriels. En Inde, le Premier ministre Narendra Modi offre des incitations aux constructeurs de véhicules électriques, en plus d’un programme de subventions industrielles déjà existant. D’autres pays, comme l’Allemagne et l’Indonésie, mettent en place des mesures incitatives pour les fabricants de puces et de batteries. Malgré cet élan mondial pour la réindustrialisation, ces politiques ont peu de chances d’atteindre leurs objectifs et risquent même d’être contre-productives.
L’engouement pour la production nationale vise à créer des emplois bien rémunérés, à stimuler la croissance et à renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement, notamment à la lumière de la guerre en Ukraine et de la suprématie industrielle de la Chine. Cependant, la croyance selon laquelle la promotion de l’industrie manufacturière permettrait d’atteindre ces objectifs repose sur des malentendus concernant l’économie moderne.
Le secteur manufacturier n’est plus un grand pourvoyeur d’emplois bien rémunérés pour les travailleurs sans diplôme. Le travail en usine est aujourd’hui fortement automatisé. À l’échelle mondiale, il y a 20 millions d’emplois de moins dans l’industrie manufacturière qu’en 2013, soit une baisse de 6 %, alors que la production a augmenté de 5 % en valeur. La plupart des nouveaux emplois créés dans l’industrie sont destinés à des techniciens et des ingénieurs, et moins d’un tiers des emplois manufacturiers américains sont aujourd’hui occupés par des travailleurs sans diplôme. Ramener suffisamment de production manufacturière aux États-Unis pour combler le déficit commercial ne créerait que 1 % d’emplois supplémentaires dans le secteur. De plus, les salaires dans l’industrie ne sont pas supérieurs à ceux d’autres secteurs comme la construction, et la croissance de la productivité y est plus faible que dans les services, ce qui limite la progression des salaires.
L’idée que l’industrie manufacturière est essentielle à la croissance économique est également remise en question. En Inde, la part de la production manufacturière dans le PIB stagne à environ dix points de pourcentage en dessous de l’objectif de 25 % fixé par Narendra Modi, sans empêcher l’économie indienne de croître rapidement. En Chine, malgré la domination de secteurs comme les énergies renouvelables et les véhicules électriques, le pays peine à atteindre ses objectifs de croissance.
Les aides à l’industrie n’améliorent pas nécessairement la résilience. Si certaines dépendances, comme le quasi-monopole chinois sur le raffinage des terres rares, constituent des goulets d’étranglement, des subventions générales à la réindustrialisation ne renforcent pas la préparation à la guerre. Fabriquer des missiles Tomahawk n’a rien à voir avec la production de voitures électriques, et la guerre en Ukraine montre qu’une économie de guerre peut innover et augmenter rapidement ses capacités de production.
La puissance industrielle de la Chine n’est pas uniquement le fruit de son économie dirigée par l’État. Depuis 2013, la Chine a également connu une contraction des emplois industriels. Sa part de main-d’œuvre dans les usines est comparable à celle des États-Unis à un niveau de prospérité similaire, et inférieure à celle de la plupart des autres économies riches. La Chine détient 29 % de la valeur ajoutée mondiale de l’industrie manufacturière, un chiffre lié à la taille de son marché intérieur. Depuis 2006, les exportations de biens de la Chine ont augmenté de 70 % par rapport au PIB mondial, mais ont diminué de moitié en pourcentage de l’économie chinoise.
Pour rivaliser avec la puissance industrielle chinoise, il ne s’agit pas de se découpler douloureusement de son économie, mais de constituer un bloc suffisamment vaste pour lui faire contrepoids. La coopération et le commerce entre alliés dans une économie ouverte et peu réglementée sont plus efficaces. Les industries manufacturières combinées des États-Unis, de l’Allemagne, du Japon et de la Corée du Sud surpassent la Chine en valeur ajoutée. La pandémie a montré que des chaînes d’approvisionnement diversifiées sont plus résilientes que des chaînes nationales.
Les politiques actuelles, qui privilégient le protectionnisme et la défense de l’industrie nationale, risquent de réduire les salaires, de détériorer la productivité et de freiner l’innovation, tout en laissant la Chine dominer la scène industrielle mondiale. L’obsession pour la réindustrialisation repose sur des malentendus et sape les objectifs mêmes qu’elle prétend poursuivre.
Note Générale : Source : "The Economist".